« Le projet c’était de casser l’esprit quartier »
par La Rédaction de Quartiers XXI 18 juin
À l’heure où les pouvoirs publics ne cessent de réinventer un « islam de France », voici Yamin Makri. Né en 1963 à Lyon, issu d’une famille ouvrière, diplômé en chirurgie dentaire, il participe à la fondation de l’Union des jeunes musulmans (UJM) en décembre 1987 puis devient directeur des éditions Tawhid et s’associe à Tariq Ramadan. Dans les années 1990, il fait partie des initiateurs du Collectif des musulmans de France et de Présence musulmane. Il est aussi l’un des fondateurs de DiverCité et l’un des principaux artisans d’un rapprochement avec le mouvement altermondialiste. Entretien (réalisé en 2008) avec l’une des principales figures du paysage islamique français des dernières décennies.
À L’ORIGINE, QUEL ÉTAIT LE PROJET DE L’UNION DES JEUNES MUSULMANS ?
Au tout début à l’UJM, il y avait deux groupes. D’une part les personnes qui venaient du bled, des étudiants maghrébins mais aussi du Moyen-Orient. Et d’autre part, il y avait une minorité de jeunes de France comme Abdelaziz Chaambi et moi. Nous étions très intéressés par la question musulmane, mais en même temps très ancrés dans la réalité française. Pour nous, il était impossible de vivre dans ce pays de façon épanouie si notre identité n’était pas mise en avant. L’UJM s’est créée suite à une conférence dans une mosquée turque à Villeurbanne. On voulait construire une action collective dont la centralité serait l’islam, mais on n’avait pas le bagage religieux suffisant. La réussite du projet a été liée à une collaboration réussie entre les jeunes de France et les étudiants venus de bled, des scientifiques pour la plupart. L’autre facteur de réussite a été le lien avec les jeunes Turcs. La première mosquée qui a accepté de laisser entrer la langue française, c’est une mosquée non arabe. Ce qui nous liait tous, c’était le français. Nous, les jeunes de France, on ne comprenait pas l’arabe. Les Turcs ne le comprenaient pas non plus, mais ils avaient une culture islamique. Rien à voir avec les Maghrébins qui sont souvent « analphabètes bilingues » ! Les Turcs ne parlent pas l’arabe, mais si tu leur donnes un Coran, ils peuvent te le lire mieux qu’un arabophone. Alors que dans toutes les mosquées maghrébines, on ne parle qu’en arabe. Les jeunes se retrouvent exclus, au fond de la salle de prière.
VOUS AVEZ DONC CONSTRUIT VOTRE ACTION EN CIBLANT LES QUARTIERS…
Le projet, c’était plutôt de casser les quartiers. On voulait créer une dynamique d’agglomération. Parce que les quartiers, c’était le règne du tribalisme dans le style « ce n’est pas ton quartier, qu’est-ce que tu fais là ? » Nous avons donc été confrontés à un triple conflit : avec les institutions qui n’acceptaient pas qu’on s’engage dans l’espace public ; avec la communauté qui n’acceptait pas qu’on parle en français dans les mosquées ; avec le tribalisme des quartiers. Ce conflit avec les quartiers a été le plus dur. Je disais « casser les quartiers », mais ce serait plutôt « casser l’esprit quartier ». Il y avait des leaders qui jouaient d’une légitimité locale tandis que, nous, on avait la légitimité d’une nouvelle vision de l’action collective. De 1987 à 1992, on a construit cette dynamique collective pour dépasser les quartiers. On disait : « Ce qui se passe dans votre quartier nous intéresse, ça intéresse tout le monde et c’est pourquoi on a le droit de s’en mêler ! » Après deux ans d’investissement, on a eu des jeunes des quartiers avec nous, aux Minguettes en particulier. Ces intermédiaires, ce sont eux qui ont souffert le plus du conflit. Nous, on concentrait nos efforts sur la construction du centre Tawhid [unicité, ndlr]. Tout se passait là-bas, on y venait tous, les gens de l’agglomération lyonnaise ; de Vénissieux, Villeurbanne, etc. C’était l’époque de la construction. La base de notre projet, ça a été la librairie, l’acquisition d’un local. C’était une époque très dure pour nous parce nous n’avions aucun financement.
C’ÉTAIT UNE LOGIQUE DE SORTIE DU CLOISONNEMENT LOCAL, UN PEU COMME AUX ORIGINES DU MOUVEMENT BEUR ?
Oui, cette logique on l’a poursuivie au niveau national. Comment ça se traduisait ? Lorsque les gens disaient : « Et si on faisait ça dans notre quartier ? » On répondait : « Non, on le fait dans la librairie, on le fait au centre, à Lyon. » C’était aux gens de se déplacer. Il nous fallait donc construire un lieu pour casser cette idée de quartier en disant qu’on travaille dans la globalité.
QUEL ÉTAIT LE PROJET DU DÉBUT, CE N’EST PAS LE RAPPORT AU QUARTIER OU LE RAPPORT À LA MOSQUÉE ? C’EST L’AFFIRMATION D’UNE IDENTITÉ PARTICULIÈRE, QUELQUE CHOSE EN LIEN AVEC L’IMMIGRATION ?
Ce serait prétentieux de dire qu’on avait un projet bien ficelé et qu’on l’a mis en pratique.
COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS ALORS L’ÉMERGENCE SOUDAINE DE CE TYPE D’ASSOCIATIONS DE JEUNES MUSULMANS ?
C’est une convergence de vécus individuels. Cinq ou six personnes ont été les initiateurs. D’abord des « arabophones » [1], mais on connaît l’histoire des gens du bled qui, en général, ne sont là que de passage. À un moment donné les francophones sont entrés dans la partie. Certains avaient des liens avec le bled, comme moi. C’est là-bas que j’ai appris la prière. Quand j’ai commencé, j’étais lycéen. C’était une pratique individuelle plus ou moins régulière, un besoin spirituel, mais sans plus. Ensuite, je suis rentré faire mes études en Algérie. La société algérienne est une caricature en termes de catégories sociales et de cultures compartimentées ; des gens qui ont la vision de l’Orient mais qui ne voient que ça, d’autres qui ne regardent que vers l’Occident. J’ai vu des berbéristes marxistes pour qui Moscou représente l’entrée du paradis. J’ai vu des fils de bourgeois pourris par la drogue. Tout cela m’a ouvert l’esprit. De retour en France, je me promenais aux Minguettes et j’avais déjà une conscience aiguë de ce que je voulais faire. C’est au bled que j’avais entendu parler de la Marche de 1983 et, en me baladant dans le quartier qui lui avait donné naissance, je me suis dit : « Tout va commencer d’ici. » C’était évident, à cause du passé, de ce moment fort qu’avait été la Marche, à cause aussi de la concentration des musulmans. J’ai donc cherché un appartement aux Minguettes et j’ai tout fait pour que mes amis étudiants s’y installent aussi. On était à fond dans le militantisme. Même le boulot, j’ai arrêté pour m’investir dans les quartiers et je suis resté cinq années RMIste. C’est cet exemple de sacrifice et de dévouement qui a séduit les jeunes. Et quand on a créé les éditions Tawhid, il fallait que chacun donne un mois de salaire. S’il n’y avait eu que les étudiants dans l’UJM, ça n’aurait sans doute pas marché.
EST-CE QUE VOUS AVIEZ UN LIEN AVEC LES MOUVEMENTS DE BANLIEUE DE L’ÉPOQUE ?
Certains parmi nous, comme Abdelaziz Chaambi, avaient participé indirectement à la Marche. D’autres l’avaient vécue dans leur quartier. Au fur et à mesure que la seconde génération a pris le pouvoir dans l’UJM, en termes de légitimité et d’expérience, c’est devenu une identité collective. En 1989, il y a eu une décision de principe qui a été prise dans l’UJM : le pouvoir politique de l’association appartient aux secondes générations. Le plus fort, c’est que c’est un arabophone qui l’a fait adopter ! Il a compris que ce sont les francophones, ceux qui vivent ici, qui doivent eux-mêmes définir l’orientation politique de leur action collective. C’est le premier congrès qui a été la rupture parce qu’on a affiché publiquement notre continuité avec l’histoire de l’immigration.
VOUS CONSIDÉRIEZ-VOUS AUSSI COMME DES HÉRITIERS D’UN COURANT ISLAMISTE ?
Oui, on s’est d’abord inscrits dans l’héritage des mouvements réformistes islamiques, dit islamistes, pour la simple raison que les premiers leaders de l’UJM étaient des gens issus de ces mouvements islamiques. Puis, après, on s’est aussi considérés héritiers du mouvement de l’immigration, car c’était l’histoire de nos quartiers.
ON ARRIVE À CETTE PÉRIODE DU PREMIER CONGRÈS EN 1991, COMMENT EST VENUE L’IDÉE DE CES RASSEMBLEMENTS ?
C’est la suite logique. Ce qu’on a produit au niveau des quartiers, on l’a produit au niveau national. Des gens commençaient à nous connaître, un peu partout. La guerre du Golfe a changé beaucoup de choses. À la librairie, avant 1991, deux tiers des ouvrages qu’on vendait était des ouvrages en langue arabe. Juste après la guerre du Golfe, le rapport s’est inversé. En trois mois ! Ça veut tout dire. D’une part, les arabophones se sont éloignés de nous et d’autre part on a vu arriver à la librairie de nouveaux publics. Des jeunes musulmans francophones, mais aussi des non-musulmans qui voulaient comprendre l’actualité. Des mouvements anarchistes et d’extrême gauche sont également venus nous voir. Et des cathos, bien sûr. Le père Gilles Couvreur, le curé des Minguettes, a joué un rôle essentiel. Tous ces gens avaient l’intuition que l’islam devenait un enjeu primordial. Ce qui nous a décidés à organiser le congrès, c’est la prise de conscience qu’on était très en avance par rapport au reste de la France. Chaque atelier des congrès comptait plusieurs dizaines de membres et on préparait la réflexion sur des questions qui sont plus que jamais d’actualité, comme l’échec scolaire ou le rapport aux médias. Le premier congrès a eu lieu aux Minguettes. Il a rassemblé 1200 personnes dans des locaux mis à disposition par la mairie. Les musulmans, d’ici et d’ailleurs, ils avaient les larmes aux yeux quand ils découvraient l’UJM et la richesse du centre Tawhid qu’on avait créé autour de quatre comités : un pour tout ce qui était religieux ; un autre consacré aux initiatives culturelles ; un autre encore aux affaires sociales (aide aux étudiants, soutien scolaire dans les quartiers…) et un autre enfin centré sur la communication.
COMMENT FAIT-ON VENIR 1200 PERSONNES ? DE FRANCE, DE L’ÉTRANGER ?
Nos manifs avaient été médiatisées et Tawhid avait édité un ou deux bouquins. Donc on était connu comme une maison d’édition en langue française. Et, surtout, on était devenu un exemple pour des jeunes de France qui jusque-là restaient soumis à l’autorité spirituelle des arabophones. Découvrir que des gens de la banlieue, comme eux, pouvaient faire des conférences, c’était une délivrance ! Le public du premier congrès, et même du second, c’était essentiellement des gens d’Île-de-France et de Rhône-Alpes avec qui on avait de très bonnes relations. Les salles étaient combles. Aujourd’hui, ces manifestations rassemblent toujours autant de monde, mais ce qui a changé c’est la configuration du public. À cette époque-là, c’était des barbus et des foulards. Une femme qui entrait sans foulard, c’était vraiment une exception. Actuellement, dans nos conférences, c’est entre 60 % et 90 % sans foulard et le public a plus un profil étudiant et classe moyenne.
QUEL ÉTAIT LE PROFIL DU PUBLIC ?
60 % d’arabophones étudiants. Le reste c’était des gens de France, des jeunes de quartier avec un niveau scolaire pas très élevé. Les arabophones, c’était le contraire.
EN GROS, L’ENJEU C’ÉTAIT LA RECONQUÊTE D’UNE IDENTITÉ MUSULMANE ?
C’était l’enjeu essentiel. Mais associé au fait qu’on ne fait pas de concession sur notre citoyenneté. À l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté. Ce qui a fait le succès du congrès, c’est l’équilibre entre l’action militante et citoyenne et notre identité spirituelle. Alors que les arabophones, bien que très engagés politiquement dans leur pays d’origine, ne s’impliquent pas en France. Nous tenions un autre discours à nos grands frères pour leur faire comprendre que la spiritualité est tout aussi essentielle que la politique. On organisait des veillées spirituelles la nuit et en journée des cercles de travail sur les questions de société. Les jeunes n’en revenaient pas. C’est vrai que nous vivions à la fois une crise spirituelle et une crise identitaire. Aujourd’hui, les salafistes continuent à jouer l’une contre l’autre en disant : « Si tu veux retrouver ta spiritualité, quitte ce pays ! » Nous on disait plutôt : « Retrouves ta spiritualité et ça va t’obliger à t’engager plus dans ce pays ! » C’est ce qui a fait le succès de l’UJM. À l’époque, il n’y avait pas de salafistes et la mairie de Vénissieux ne s’opposait pas à notre action. Au contraire, après la Marche elle a tout misé sur les musulmans, sur une pacification cultuelle des quartiers. Une dizaine de mosquées se sont ouvertes comme ça dans le bas des tours, bien avant la création de l’UJM.
D’AUTRES CONGRÈS ?
Deux autres, en 1992 et 1993. Mais ça devenait ingérable, avec beaucoup trop de monde – 4 000 personnes en 1993. Notre réseau s’est élargi, notamment dans l’est de la France, et on avait aussi établi de bonnes relations avec un mouvement islamique marocain, Al Adl Wal Ihsane [2], présent en France. Ce qui nous a permis de régler notre gros problème de cadres religieux. Les thématiques des congrès restaient les mêmes. La différence, c’est que ça n’était plus organisé par l’UJM mais par les Rencontres interassociatives trimestrielles. Pourquoi ce nom ? C’était contre l’institutionnalisation. On ne voulait pas créer une fédération, on ne voulait pas être un interlocuteur de l’État. Pour nous, le mouvement devait rester orienté vers la base. À tel point qu’on a choisi un nom auquel personne ne puisse s’identifier. C’était juste un lieu où il s’agissait de travailler, de réfléchir, mais aussi parce qu’on se méfiait de la récupération. À travers l’expérience de nos grands frères, on avait vécu l’échec de la Marche des beurs et on se savait tout aussi incapables de gérer un mouvement national. Déjà, les congrès, comme je le disais, ça devenait ingérable. Non seulement on devenait dépendant de la mairie de Vénissieux, à travers les locaux mis à notre disposition, mais en plus les congrès devenaient des messes. Ce n’était pas notre ambition. Tout simplement parce qu’à la différence de la position traditionnelle des arabophones qui disaient : « J’ai la parole, tu écoutes ! », nous, notre projet, c’était des ateliers où chacun pourrait s’exprimer. Mais comment parler avec 4000 personnes ?
VOUS ÉTIEZ PAR AILLEURS IDENTIFIÉS COMME DES CONCURRENTS DE L’UNION DES ORGANISATIONS ISLAMIQUES DE FRANCE (UOIF) ?
Avec le recul, c’était une question de pouvoir et de légitimité. Formellement, en 1993, l’UOIF a accepté le fait qu’elle soit une association musulmane française. On avait des réunions avec eux : ils parlaient beaucoup en arabe, tandis qu’on parlait seulement en français. On ne voulait pas de conflit, mais ils voyaient en nous des gens qui, demain, pourraient être manipulés par n’importe qui. Il y avait une certaine arrogance, parfois du mépris.
1995, C’EST L’ACTUALITÉ LIÉE À L’ALGÉRIE ET LES ATTENTATS EN FRANCE
Notre 11 septembre 2001 en France, c’est 1995. Il y a un basculement total, c’est l’affaire algérienne. Mais ce qui s’est passé en 1995 s’est préparé en 1994. En coulisse, on voyait les choses se profiler. On a eu un conflit fort avec les mouvements pro-FIS (Front islamique du salut) algériens comme la FAF (Fraternité algérienne en France). À l’UJM, on était sans concession là-dessus, on disait à nos jeunes : « Si tu suis les caïds locaux, tu n’as plus rien à faire avec nous. » Et quand la FAF a commencé sa propagande, on a dit : « Non ! Nous, c’est la France ! » C’est moi qui me suis mis en avant parce que je suis algérien. On a eu une réunion avec des dirigeants de la FAF, ils affirmaient : « Les jeunes Algériens nous appartiennent, et quand il y aura un État islamique en Algérie, ça ira mieux en France. » J’ai répondu : « Vous rêvez ? Quand ça ira mieux en France, peut-être que ça ira mieux en Algérie. » Dans les quartiers comme les Minguettes, cette actualité s’est traduite chez les jeunes par une grave crise. Il y avait des fils de rapatriés [harkis, ndlr] – Français musulmans – dans les quartiers populaires, et le problème de l’identité s’est posé sans doute parce que la question historique des rapatriés reste une blessure. Même dans les rangs des marcheurs de 1983, des enfants de rapatriés étaient présents. Moi, j’ai passé cinq ans en Algérie, en termes de recherche identitaire, j’avais tourné la page et à la rigueur je pouvais dire que l’Algérie, c’était du passé. Un fils de rapatrié, lui, ne pouvait pas dire ça. Les gens de la FAF jouaient là-dessus : sur la crise de l’autre ! C’était vraiment un climat grave à cette époque-là. On était en conflit avec les autorités, mais dans la communauté c’était bien pire.
VOUS DITES QUE LA POLICE A RECONNU LE RÔLE PACIFICATEUR DE L’UJM AU COURS DE CES ANNÉES NOIRES…
Oui. Ils disent que nous sommes des gens sérieux. On a toujours eu le souci de protéger nos jeunes de toutes les dérives violentes et des provocations, qu’elles viennent de la communauté ou des autorités. Mais avant 1995, on nous considérait comme des « fondamentalistes » et des « terroristes potentiels ».
TARIQ RAMADAN A JOUÉ UN RÔLE ESSENTIEL DANS L’HISTOIRE DE L’UJM…
On l’a rencontré dans les années 1990. On a été surpris que quelqu’un qui se disait appartenir à l’école des Frères musulmans tienne un pareil discours. Ensuite, j’ai eu des contacts avec lui parce qu’on a édité un de ses livres. En 1995, Pasqua [ministre de l’Intérieur du gouvernement Balladur, ndlr] lui a interdit le territoire français. L’UJM ne voulait pas s’avancer et mettre en danger l’association, mais on ne pouvait pas laisser tomber Tariq Ramadan. On s’est battu pendant dix mois et la décision a été cassée. Et le fait d’avoir créé un comité de soutien m’a mis en contact avec toutes les relations de Tariq Ramadan dans la communauté musulmane et même au-delà. C’est ce qui nous a permis de prendre une nouvelle direction. Il faut dire qu’on traversait une grave crise. Après les attentats et les rafles, la communauté était devenue hyper frileuse, peureuse. On ne savait plus comment se positionner, d’autant qu’avec les pouvoirs publics c’était devenu l’hostilité totale. En fin de compte, après neuf ans d’existence, on s’était recroquevillé sur nous-mêmes. En 1995-1996 la crise était aussi interne parce qu’on n’arrivait pas à se renouveler, à élargir notre discours. C’est à ce moment-là que Tariq Ramadan nous propose un projet : Présence musulmane, une association créée en 1996. En termes structurels, il n’y a rien de nouveau par rapport au Collectif des musulmans de France. À part que les rencontres trimestrielles du CMF se passaient en privé. Tariq nous dit que tout doit devenir public. C’est l’idée de la transparence et de l’ouverture. Élargir au niveau du public, au niveau du genre et au niveau européen.
VOUS ESTIMEZ QU’IL A REPRIS VOTRE DISCOURS EN Y APPORTANT UNE PROFONDEUR ?
Oui. Tariq a observé, écouté, et il a synthétisé. En termes de méthodes organisationnelles, il a repris ce que faisait le collectif, mais il a permis de dépasser la structure, notamment à travers tous les contacts qu’on va tisser avec le monde non musulman. Présence se met en place et le succès se confirme dans les années 1996-2000. On organise nationalement le circuit des conférences de Tariq – des salles pleines de plus de 500 personnes ! –, on les thématise. La stratégie est prioritaire : quelle est la demande, quelle est la réalité du terrain, sur quoi faut-il axer le propos ? On se dit que la question essentielle c’est la spiritualité. C’est elle qui fait défaut parce que les gens en ont une compréhension erronée. Il s’agit donc de montrer que la spiritualité, c’est le contraire de l’enfermement. Ensuite, on a abordé la question de la laïcité. Et c’est entre 2001 et 2003 qu’on a récolté les fruits de Présence musulmane. Le discours de Tariq a ouvert les esprits et à travers des cycles de formation, on a pu s’interroger sur nos déficiences, se poser des questions essentielles. Que signifie le fait de vivre dans une société laïque ? Si le message de l’islam est universel, comment en parler aux autres ? Est-ce que la question palestinienne est une question religieuse ? Répondre à toutes ces questions nécessite un préalable : comprendre ce qu’est le contrat citoyen. Mais finalement, c’est la compréhension de l’islam qui a changé notre rapport avec les autres. Quand tu défends la justice, tu défends un principe universel véhiculé par l’islam, religion universelle. C’est aussi une reconstruction identitaire par rapport à la France, parce que tu deviens plus équilibré, plus responsable, plus sûr de toi et de ta mémoire. On ne peut plus limiter notre réflexion à l’élaboration de stratégies politiques, même si cette dimension existe aussi. Si auparavant on était frileux, c’est qu’on ne savait pas comment comprendre les autres, les non-musulmans par rapport à nos propres sources. Est-ce qu’il faut parler avec des chrétiens pour qu’ils nous laissent prier dans notre coin ? Faut-il garder de bonnes relations avec la mairie pour avoir des subventions ? Si tel est l’objectif, ça ne vaut pas le coup. On défend quoi , les intérêts de la communauté ou les intérêts de la France ? Le questionnement a été douloureux. Quand tu poses l’exigence d’un discours unique, en public comme en privé, c’est la question des valeurs et du sens qui s’impose. Parce que quand tu dis que la communauté est secondaire par rapport aux principes, beaucoup ne sont pas d’accord et ça créé des divisions. Du fait de nos positions claires et tranchées on a perdu du monde. Mais on a pu s’inscrire dans une logique de résistance. Avec le Forum social européen et le lien avec le mouvement altermondialiste, avec les manifestations pour la Palestine – plus de 10 000 personnes – qu’on a organisées en 2002 avec DiverCité.
LES RAPPORTS AVEC TARIQ RAMADAN ONT-ILS ÉVOLUÉ ?
Il a pris une envergure qui est extra-française et c’est devenu problématique. Puis il a fait le choix de s’installer dans un autre pays, les États-Unis et ensuite l’Angleterre. Auparavant nous avions un rapport de proximité très fort. Maintenant ce n’est plus matériellement possible. Mais il nous a beaucoup apporté. Il a conceptualisé des choses, il a diffusé ses idées avec des livres pour que ce soit accessible pour tout le monde. Malgré cela il n’est pas toujours compris. Parfois ce sont des jeunes, peu diplômés mais marqués par une expérience de vie ou un engagement militant, qui le comprennent beaucoup plus profondément que certains universitaires ou intellectuels.
VOUS AVEZ PARTICIPÉ À LA CRÉATION DE DIVERCITÉ EN LIEN AVEC DES ANCIENS DU MOUVEMENT BEUR ?
Nous avons eu des contacts avec des membres d’Agora, à Vaulx-en-Velin, à partir du tournant des années 1990. En 1995, quand la répression policière dans les milieux musulmans battait son plein, le réseau du MIB [Mouvement de l’immigration et des banlieues, ndlr] a été le seul à dénoncer une atteinte aux libertés publiques. À partir de là, la relation s’est très vite faite. Mais, plus largement, l’ouverture à l’égard d’autres milieux – chrétiens ou militants – nous a valu une critique sévère de la part de certains frères, notamment à partir de 2003. Le retour de bâton a été très violent dans le Collectif des musulmans de France [CMF, créé en 1991, ndlr] ; on nous demande où sont les musulmans et certains disent maintenant qu’il y a en a marre du partenariat associatif extra-communautaire de Tariq Ramadan.
Présence musulmane n’est pas une structure représentative ou revendicative. Comme à l’origine du CMF, Présence musulmane est tournée essentiellement vers les actions locales de base, qui drainent beaucoup de monde. Dix ans plus tard, les militants ne comprennent plus notre absence de réaction face à la montée du climat islamophobe. C’est donc le CMF qui a joué au niveau national le rôle de la structure revendicative communautaire, même si ce n’était pas son objectif à sa création. Cette tendance revendicative, politique et médiatique s’est accentuée suite au départ d’une partie des fondateurs de l’équipe de dirigeante. Aujourd’hui, la question se pose toujours : faut-il favoriser le développement d’une structure communautaire forte afin de défendre les intérêts de la communauté ? Ou alors faut-il développer un espace d’actions et de réflexion fondé sur notre identité spirituelle et des valeurs universelles ? La situation sociopolitique actuelle fait qu’il sera sans doute beaucoup plus facile d’être présent publiquement au nom d’une communauté plutôt qu’au nom de pseudo-valeurs dont tout le monde se fout. Il n’y a que nous, finalement, qui défendons ces valeurs. Les gens ont peur et se disent qu’il faut maintenant tirer leur épingle du jeu et défendre leurs propres intérêts. C’est tout le contraire de notre discours, car pour défendre la communauté, il faut créer une structure forte. C’est la grande fracture qu’on vit actuellement.
DEUX QUESTIONS POSÉES EN JUIN 2015 :
1) VOUS DISIEZ QUE C’EST LA LANGUE FRANÇAISE QUI VOUS RASSEMBLAIT ET VOUS UNIFIAIT PAR-DELÀ LES ORIGINES, COMMENT VOUS SITUEZ-VOUS PAR RAPPORT À L’ÉNIÈME PROJET DE L’ÉTAT D’« ORGANISER UN ISLAM DE FRANCE » ?
Dans le passé, nous étions très critique sur la manière dont l’État français tentait de mettre la communauté musulmane sous contrôle. Nous n’accordions aucune crédibilité à ces initiatives politiques car, pour le ministère de l’Intérieur, la question de l’islam n’est d’abord qu’une question sécuritaire. Le souci n’est pas du tout d’organiser une communauté mais de la mettre sous tutelle même si cela devait se faire à travers les services de renseignement d’États étrangers. Ainsi, le discours public, médiatique et officiel d’un islam « français » n’est qu’un leurre, la réalité et la priorité étatique c’est la volonté d’aboutir à un islam sous contrôle… Même si cela doit se traduire par un islam organisé à partir d’États étrangers, de ces anciennes colonies où la France a encore une grosse influence. Pour l’État français, la communauté musulmane de France est encore considéré comme l’objet d’un enjeu plus global, pas encore comme un vrai sujet d’une nation à laquelle nous adhèrerions. Aujourd’hui ma position n’a pas évolué d’un iota. L’énorme différence à présent, c’est qu’à l’intérieur de la communauté nous n’avons plus besoin de convaincre. Tout cela est devenu une évidence. L’islamophobie d’État, patente, a retiré toute crédibilité à toute initiative venant d’en haut. Et tous les commentaires des élites intellectuelles et médiatiques, complices de l’islamophobie ambiante, n’ont plus l’impact qu’ils avaient pu avoir. En résumé, l’organisation de l’« islam de France » c’est un non-événement. La meilleure formation des encadrants communautaires musulmans leur a permis de comprendre l’importance toute relative d’une instance représentative. En fait, c’est aujourd’hui beaucoup plus un besoin étatique qu’une réelle demande communautaire. Et les agitations des représentants des organisations nationales musulmanes sont plus l’effet d’un jeu diplomatique totalement étranger aux réalités communautaires. Mais, il faut le dire, ce sont aussi les conséquences de ce besoin terrible de reconnaissance d’une petite bourgeoisie musulmane, représentants d’organisations nationales qui ont dépassé la cinquantaine, anciennement installé sur le sol français – depuis quinze, vingt-cinq ans – mais en fin de carrière associative…
2) VOUS PARLIEZ DE « CASSER L’ESPRIT QUARTIER ». AUJOURD’HUI, AVEC LA VISIBILITÉ ACCENTUÉE DES PRATIQUANTS RELIGIEUX DANS LES QUARTIERS POPULAIRES, PENSEZ-VOUS AVOIR RÉUSSI DANS CETTE AMBITION ?
C’est l’évolution sociologique et les nouveaux types de populations dans ces quartiers qui ont finalement « cassé » l’esprit quartier. L’esprit quartier, pour moi, était négatif quand cela se traduisait par des ghettoïsations et empêchait toute dynamique collective large. Aujourd’hui, nous vivons l’inverse, le sentiment d’appartenance à un quartier disparaît et cela empêche tout autant les dynamiques collectives. La plupart des anciens encadrants associatifs musulmans ont fui ces quartiers difficiles. Même quand certains continuent d’y jouer un rôle associatif, ils préfèrent habiter à l’extérieur. Et cela change radicalement la perception des enjeux. Dans le passé, nous critiquions les bobos de gauche qui vivait hors des quartiers et venaient nous donner des leçons. Nous vivons de nouveau cette situation mais c’est nous qui sommes maintenant à l’extérieur. Aujourd’hui, la présence associative musulmane dans les quartiers se résume généralement à la gestion des mosquées. Nous ne sommes plus dans les logiques d’associations revendicatives locales souhaitant créer du lien social dans et à l’extérieur de la communauté. Cela change tout. De plus, les populations ont radicalement changé. Dans la banlieue lyonnaise, nous avons une présence nouvelle et massive d’une immigration d’origine ouest-africaine. Elle est aussi musulmane mais les modes d’organisation sont totalement différents et surtout ce sont des primo-arrivants qui se rajoutent aux nombreux autres primo-arrivants, originaires du Maghreb et d’ailleurs.
Notes
[1] Terme utilisé pour désigner les étudiants étrangers musulmans, même s’ils sont francophones et arabophones.
[2] Al Adl Wal Ihsane (Justice et bienfaisance) est un mouvement islamiste marocain fondé en 1973 par Abdessalam Yassine.